Giorgione – La Vénus endormie – Dresde
Par quoi commencer? On n’émerge pas d’une léthargie de deux mois sans une certaine appréhension. Tout était si doux dans ma caverne où le brouhaha du monde ne s’avançait que sur la pointe de rumeurs diffuses auxquelles mon attention ne prenait garde. Je rêvais à autre chose que ces peccadilles dont les hommes ont le secret et embarrassent leurs jours. S’ils savaient comme tout cela est vain, combien s’apaiseraient-ils.
Par quoi commencer, en effet? Et tout d’abord saurais-je encore le sens des mots pour les assembler et leur faire dire l’exactitude d’une pensée? Le réveil est toujours difficile à la mécanique aux rouages endormis. Le sportif qui ne s’entraîne, le virtuose qui délaisse ses gammes, l’artiste qui abandonne sa palette ou sa glaise, l’artisan son atelier, le maçon sa truelle, tous ceux enfin dont la main ou l’esprit est demeuré masqué dans la poche ou sous le chapeau de l’indifférence ne peuvent que constater la douleur à reprendre le cours de l’existence.
L’été se dissipe petit à petit et déjà les ors de l’automne pointent leur rutilance. Bientôt nos maisons se calfeutreront autour de la cheminée et dehors, ici, il fera froid alors qu’ailleurs le soleil resplendira. Car c’est cela aussi le monde, cette éternelle différence dont nous ne prenons l’exacte réalité, tout se passant comme si nous ne voulions, nous ne pouvions connaître que ce qui est à portée de notre vue si courte, de notre main si peu ouverte. Au seuil de nos maisons l’existence s’arrête et nous ne savons plus que claquer la porte entrouverte. Je ne dirai pas qu’il s’agit d’égoïsme, simplement cette propension que nous avons de croire que l’univers est à l’image de notre microcosme. Chacun détient sa vérité la généralisant, l’imposant en déniant à l’autre une possible divergence. Tant d’événements ces dernières semaines et particulièrement ces derniers jours, nous incitent à penser que peu sont aujourd’hui aptes à vivre en respectant la différence d’autrui, fût-elle aux antipodes de la leur. Que l’intolérance soit religieuse, écologique, politicienne, coutumière ou autre, ce refus, ce déni est incompatible avec la sérénité, la paix, la quiétude et contribue à la montée des exaspérations dont nous constatons avec effroi que leurs vagues déferlent jusqu’à ce que mort d’homme survienne.
Je sais bien que toute société ne peut survivre sans un minimum de cohérence, d’uniformité et qu’il est nécessaire et bon que légifèrent, au nom de ceux qui les ont élus, nos gouvernants, mais il faut également à cette même société l’indispensable espace de liberté où chacun peut se reconnaître. Il serait dommageable qu’un arasement de lotisseur prédominât, interdisant à quiconque toute velléité érectile.
Or il me semble qu’actuellement c’est ce à quoi nous assistons. La conséquence n’en sera que plus néfaste pour l’avenir avec l’instauration progressive d’une anesthésie généralisée.
C’est sans doute aussi pour cette raison subodorée que les peuples se révoltent et qu’émerge, au-delà de nos portes closes, de ce sommeil qu’on veut imposer, le rêve de chacun accepté par tous.
Il serait si facile de laisser l’autre vivre comme il l’entend sans vouloir le contraindre à se plier aux exigences qui ne sont pas son credo.